[Lehanna & Eoziaah ] Un héros

Ma mère me réveille aux alentours de 7h30, sa voix forte et haut perchée résonnant dans notre appartement. Chaque matin, c’est la même chose. Hurlement de la part d’Elisabeth, 31 ans, secrétaire médicale, célibataire et mère d’une adolescente de 15 ans. Réponse de notre voisine, Mme Cayeux, 42 ans, réputée dans tout l’immeuble pour sa joie, son bonheur et son allégresse.

 -  Oh la secrétaire ! Tu vas te taire un peu ! crie-t-elle à travers la mince cloison qui nous sépare.
 -  Alors toi, la grincheuse, on ne t’a pas sonnée !

Et dire que le reste du temps, ce sont les meilleures amies du monde. Ma mère ouvre la porte brusquement, me faisant sursauter.

 -  Bon, tu vas t’habiller ?

Je hoche la tête et ouvre ma penderie. Un quart d’heure plus tard, je débarque dans la cuisine, vêtue d’un simple t-shirt, d’un jean et d’une paire de basket avant de rejoindre ma mère pour engloutir mon petit déjeuner.
Une fois la table débarrassée, nettoyée, ma mère scrute son reflet dans le miroir de l’entrée, déplorant l’apparition des quelques ridules qui commencent à apparaître. Elle dégrafe un bouton de son chemisier, le reboutonne, remonte sa jupe avant de la rabaisser puis m’interroge :

 -  Tu me trouves comment ?
 -  Nickel, répondis-je distraitement en enfilant mon blouson.
 
Une fois prête, j’attrape mon sac et mes clefs, salue ma mère et sors de notre appartement en courant. Comme chaque matin, je suis en retard. Je dévale l’escalier, bousculant au passage un voisin dont je ne reconnais pas la voix lorsqu’il jure dans ma direction. Je débouche dans la rue et commence à sprinter. Les hommes et femmes chics qui pressent le pas sur le trottoir s’écartent sur mon passage en grognant, ignorant mes brèves paroles d’excuses, voyant juste une pauvre adolescente, ses cheveux flottant au vent et son sac en bandoulière les heurtant involontairement. Enfin, je vois mon arrêt et mon bus, dont les portes se referment déjà. Mais je sais que je peux l’avoir, il me suffit juste d’accélérer.
Soudain, une jeune femme à ma gauche tombe dans un lourd bruit de chute. Je m’arrête, inquiète et intriguée. Ses yeux fermés, ses cheveux blonds formant comme une auréole autour de sa tête, une expression paisible peinte sur son visage, elle semble dormir profondément. Mais je remarque presque aussitôt que sa poitrine ne se soulève pas. Les passants s’immobilisent et poussent des cris horrifiés, mais pas un ne réagit. Quelqu’un la pousse avec son pied. Elle ne bronche pas.
J’hésite et vacille. On nous a donné des cours, au Lycée, pour prévoir ce genre de choses mais je ne les ai jamais appliqués.
J’ai peur. Et si je me rate ?
Je jette mon sac sur le trottoir, m’agenouille auprès d’elle, déboutonne rapidement sa chemise, bascule sa tête vers l’arrière, pose mes mains sur son torse et appuie. Au Lycée, on nous avait appris une chanson : elle donnait le rythme pour le massage cardiaque, aussi je me mis à la fredonner.  Je serais en retard, tant pis. Au bout de trente compressions, je bouche son nez, pose ma bouche sur la sienne et souffle. Et je reprends, sans jamais m’arrêter. J’entends quelqu’un appeler les secours –enfin !-. Mes bras me font mal mais je ne m’arrête pas. 28…29…30. J’insuffle l’air dans ses poumons.
J’oublie les gens autour de moi, j’oublie le Lycée, j’oublie ma mère. Toutes mes pensées sont tournées vers la jeune femme. Elle ressemble à la poupée de cire que ma mère range dans sa chambre : d’une pâleur cadavérique, les lèvres rouges écarlates et de jolies boucles blondes. De nouveau, je pose mes lèvres sur les siennes avant de recommencer. Je ne croyais pas les secours si longs. Quelqu’un semble me parler mais je ne l’écoute pas.
Puis, enfin, au bout d’un temps infini et harassant, la sirène d’ambulance résonne dans le quartier. Elle s’arrête juste à côté de nous et trois infirmiers vêtus de blouses blanches en sortent. L’un pose sa main sur mon épaule et me fait signe de  m’écarter. Je ne sens plus mes bras. Ils posent un masque sur le visage de la jeune femme avant de l’embarquer. Un des hommes s’approche de moi et me sourit.

 -  Bravo ma petite, grâce à toi, elle a une chance. Tu es une héroïne.

Héroïne… Ce mot résonne dans mon être, heurtant tous les autres adjectifs qu’on avait jusque-là employés pour me désigner. Héroïne…
Finalement, j’arrive avec une demi-heure de retard en cours. Mon professeur me juge d’un regard sévère avant de déclarer d’une voix méprisante :

 -  Et bien mademoiselle, j’attends que vous me serviez une excuse bonne et originale, s’il vous plaît !