[Phinae & Frof] Un dernier hiver à Paris

Dix-huit ans, déjà, qu'elle vécut son dernier hiver à Paris.

En apparence, celui-ci commença mal : aux premiers jours de janvier, elle apprit, par l'entreprise qui l'employait, qu'elle était sous le coup d'une procédure de licenciement.

"Nous avons remarqué que vous êtes moins motivée par votre travail, ces derniers temps. Nous savons aussi que vous aimeriez retourner dans votre région. Peut-être est-il temps de le faire, pour prendre un nouveau départ."

Certes. C'était l'occasion de réaliser un vieux rêve. Elle aurait juste aimé ne pas être mise au pied du mur.

Cela dit, sans pied au mur, telle qu'elle se connaissait, jamais elle ne l'aurait fait :

Douze ans qu'elle avait quitté sa région natale pour travailler à Paris, tenté de s'adapter, tant bien que mal... plutôt mal que bien, d'ailleurs... mais un travail stable, pas trop inintéressant, un salaire convenable et un marché de l'emploi plus dynamique que partout ailleurs (pratique, avec sa bougeotte compulsive, qui l'avait vue changer plusieurs fois d'entreprise), justifiaient de rester dans la capitale. Jusqu'à tomber malade, et pas qu'un peu. L'année qui venait de s'achever l'avait vue fréquenter plus de médecins que jamais auparavant. Depuis l'été précédent, en particulier, elle n'en pouvait plus.

Alors quoi ? Partir, comme les événements l'y incitaient ?

Partir ! C'était presque un fantasme. Quitter Paris où elle ne s'était jamais sentie chez elle ! Paris, la plus belle du monde, soi-disant.

Depuis douze ans elle en avait surtout vu les laideurs. La foule. Le bruit. La pollution. Les grèves des transports en commun. La grisaille, qui plombait son moral, le manque d'horizon, bien loin des plages et de la douceur de vivre de sa région.

Et puis, comment pouvait-on appeler "plus belle avenue du monde" ces longs trottoirs encombrés de gens, longés de magasins de produits de luxe, que si peu d'entre eux avaient les moyens de s'offrir ? Incompréhensible. Pour elle, la plus belle avenue du monde ne pourrait être qu'une ode à la beauté de la nature, nature dont elle s'était totalement coupée, depuis qu'elle vivait dans cette ville.

Puisqu'elle s'y sentait décidément si peu à sa place, il était temps de jeter l'éponge. Ce qu'elle décida de faire, un peu par audace, beaucoup par ras-le-bol, surtout par sagesse, mot dont la définition, selon elle, était de savoir renoncer à ce qui ne convenait pas, ou plus. Décision qu'elle fêta joyeusement, en dansant sur l'air de "La Macarena", le méga-tube de l'été précédent. Que l'hiver fut loin, cette nuit-là !  

Les deux mois suivants furent consacrés à préparer ce départ. Rapidement libérée de ses obligations professionnelles, elle eut tout le loisir de faire ses "au revoir" à Paris. Non que cela lui tint à coeur, mais elle avait du temps à perdre avant le "jour J". Du temps libre ! Le grand luxe, dans cette ville où courir et garder un oeil sur la montre étaient de rigueur !

Quel plaisir de n'avoir plus d'horaires à respecter !  De flâner, le nez au vent ! Adieu, quartier St-Michel ! Adieu, Montmartre ! Adieu, grosse meringue (c'était ainsi qu'elle appelait le Sacré-Coeur). Courant février, elle y participa, avec une amie, à une nuit de prières, comme pour se faire pardonner le péché d'avoir passé douze ans dans une ville qu'elle n'aimait pas. Toute une nuit à l'église ! Crevant ! Mais quelle belle expérience (qu'elle ne réitéra jamais, précisons-le).

A Paris, les églises avaient toujours eu une signification particulière pour elle. Lieux de recueillement, de paix, refuges de l'âme, ils l'avaient aidée à tenir le coup, dans les moments les plus difficiles. Elle avait aimé l'église St-Sulpice bien avant le "Da Vinci Code". Elle s'y rendit une dernière fois, prenant enfin le temps de visiter, juste à côté (mieux valait tard que jamais) la librairie La Procure, où elle acheta un roman de Jane Austen (Orgueil et Préjugés), dont la passionnante lecture, rondement menée dès le lendemain, resta par la suite associée, pour elle, à cette période de sa vie.

Les livres, tels étaient pour elle le seul véritable avantage de la vie à Paris. A l'époque, internet et Amazon n'existaient pas, ou si peu. En bonne cliente des Fnac, elle imagina que, plus tard, si elle devait regretter quelque chose, ce serait la facilité à dénicher toutes sortes d'ouvrages insolites.

Le reste, la mode, les cinémas, les expos, les musées, ne l'avaient jamais passionnée. Pour elle, la vraie vie n'était pas là. La vraie vie était sur une plage, face à l'océan, aux couleurs et humeurs changeantes et qui murmurait : "Viens...". Le plus beau spectacle du monde, pour elle, était et resterait celui-là.

Mais que pouvait-on savoir de cela, quand on vivait dans la pollution et le bruit ? "Nous n'avons pas les mêmes valeurs" disait une certaine publicité, formule bien trouvée en la circonstance.

Le jour J approchait, tout était prêt, les déménageurs convoqués, le train du retour réservé. Tout était en ordre, elle avait tout planifié, tout prévu, ou presque...

Juste avant le départ, elle retrouva une amie pour déjeuner, qui la fit monter dans son bureau, avec un petit groupe de ses collègues. Celles-ci, la sachant sur le départ, lui firent un accueil si amical, si chaleureux qu'elle resta stupéfaite ! Elles avaient écrit pour elle d'adorables petits mots sur des cartes de voeux, lui souhaitant mille bienfaits dans sa nouvelle vie !

Ça, alors ! Elle les connaissait à peine, ne les avait côtoyées que le temps d'une soirée, un an plus tôt ! Ne les reverrait sûrement jamais !

Ce fut, cela reste encore aujourd'hui, l'un de ses tous derniers souvenirs de vie à Paris. Les relations humaines, telle était la véritable richesse de la vie parisienne. Dans son mal-être, elle avait fini par l'oublier. Merci, les filles.

Aux premiers jours du printemps, un 26 mars, date qu'elle n'oublia plus, elle s'en alla, soulagée, heureuse. La vie à Paris, c'était terminé.


(PS : c'est totalement autobiographique)