[ageneral & VieuxFranz] Les beaux jours

Noyée par la foule, Constance se fraya un chemin à coups de coude pour passer. Enfin, elle put gravir les dernières marches de béton et avala une goulée d’air. Elle s’arrêta un instant et réprima un grognement quand un monsieur la bouscula sans s’excuser. Il était huit heure moins le quart et le métro parisien grouillait de monde, la station Châtelet à laquelle elle était descendue ne faisait pas exception à la règle. Cependant, malgré une pointe de nervosité, la bonne humeur et l’excitation de Constance n’étaient nullement entachées par les désagréments qu’elle venait de subir et elle continua sa route dans la bonne humeur, marchant d’un pas actif et souple sur le boulevard Sébastopol. Le quartier lui était inconnu et elle profita du court trajet pour observer les alentours. Sa passion pour les lieux et leurs histoires lui venait de son père et des voyages qu’ils avaient fait ensemble parcourant la France, et les merveilles qu’elle regorgeait. C’est aussi grâce à ces expériences qu’elle avait pu être embauchée dans cette maison d’édition.

Elle arriva à un croisement, traversa la route pour rejoindre le bâtiment à l’angle dans face. Elle entra et monta les marche jusqu’au premier étage, ses pas résonnant dans la cage d’escalier déserte. Arrivée, devant la porte de sa nouvelle maison d’édition elle inspira profondément et appuya d’une main légèrement moite sur la sonnette d’entrée.

Pour son premier jour elle avait optée pour un tailleur simple, chic mais pas trop strict couleur écru. Ses chevaux bruns étaient soigneusement rangés dans un chignon et son sac en cuir noir s’accordait parfaitement avec ses escarpins. Sa tenue aussi soignée qu’élégante trancha pourtant avec le petit bout de femme vêtue d’un pantalon large et d’un débardeur à rayures orange et blanc qui lui ouvra la porte. Elle l’invita à entrer et avec un sourire accueillant lui présenta les lieux.

Durant sa première journée elle fit connaissance de l’ensemble du personnel de la petite maison d’édition ainsi que des locaux. Les pièces, bien que généralement petites, se révélaient être chaleureuses, les murs ornée de posters de paysages de France, les meubles en bois sombres encombrés de babioles étaient pratiques et esthétiques et des plantes embellissaient la décoration. Son nouveau bureau avait une petite fenêtre qui donnait sur le boulevard et son bureau était d’ores et déjà munit d’un ordinateur portable nouvelle génération.  Au fond de la pièce, de grande étagères étaient chargées d’encyclopédies, de livre photos et autres ouvrages sur les lieux et monument d’Europe.

L’accueil qui lui avait été réservé ainsi que la qualité des lieux de son nouveau travail d’éditrice, dans une maison qui publie des œuvres sur les grandes villes de France et d’Europe la comblait. Et, après avoir allumé son ordinateur elle vit apparaître en fond d’écran : « Bienvenue aux éditions Les beaux jours ». Elle esquissa un large sourire et son angoisse s’estompa.

         Le siège du théâtre est mou. Tellement mou que je m'y enfonce. Je coule en lui, je me fonds en lui. Sur scène, Winnie en fait de même dans le sable. Dieu que son monologue est long. Et après tout, qu'en ai-je à faire, de sa brosse à dents ? Et que fait-elle avec une brosse à dents dans un sac à main au milieu du désert, plantée dans une dune comme une statue de l'île de Pâques dans son sol? Ou comme une stèle dans son cimetière, peut-être. Puisqu'elle a maintenant un revolver à la main, sorti de même de ce sac aussi improbable que ma présence en ces lieux.

     Qu'importe. Son brouhaha incessant de quinquagénaire lancinante me tient éveillé. Il m'aide à tirer cette pièce comme elle tire sa journée absurde. Que ne l'utilise-t-elle, ce revolver, à la fin ! Comme je comprends ce Willie qui lui préfère son journal, à cette radoteuse de l'inutile.

     Et d'abord, pourquoi suis-je venu ? Pourquoi ne suis pas resté au coin du comptoir, à me siroter quelques verres ? Un bar, c'est toujours plus confortable qu'au bord d'une route de campagne, près d'un arbre. Surtout s'il s'agit d'attendre quelqu'un qui ne vient pas. Quand à patienter dans un théâtre, je crois que c'est le pire. Je ne peux même pas m'y dégourdir les jambes. Et pourquoi viendrait-elle, au bout du compte ? Pour admirer la mise en abyme de ma folie et de mon néant ?

     Je ne sais pas qui s'ennuie le plus. Winnie qui égrène ses stupidités, sous prétexte encore une fois que ça l'aide à passer le temps, ou moi qui attends, me demandant si un vas-y-dire quelconque viendra m'annoncer qu'elle ne viendra pas. A la fin de l'acte un, je suppose.

     A moins qu'elle ne me laisse contempler la vacuité du spectacle comme je contemple celle de ma vie. Eternel recommencement du vagabond de l'âme. Sur scène, la vieille folle sombre dans le sable, en un jeu de miroir déformé avec ce fauteuil qui m'engloutit. Elle ne sait quand pousser sa chanson, je ne sais quand hurler ma rage, prisonnier en ma cage d'ombres comme elle l'est de ce temps qui ne passe qu'à grand renfort de monologue et d'appels vers son Willie qui ne parle même plus, tant son inexistence à pris le dessus.

     Est-il possible de s'emmerder autant pour une présence dont on ne sait même pas si elle se concrétisera ? Me prend elle pour un moine contemplatif irlandais «God , Ô, shall Thu hear my humble orison  » ? A propos d'horizon, je ne vois rien venir au mien. Anne, où es-tu ? Est-il croyable que je me trouve ici, maintenant, alors qu'elle n'y est pas ?

     Voilà. Le rideau vient de tomber. Sur scène, comme sur mon histoire. Je n'ai plus qu'à sortir, me demandant encore comment j'ai pu la croire quand elle m'a dit qu'elle me retrouverait au premier rang, pour voir une pièce dont le nom sonnerait comme notre avenir : « Oh, les beaux jours ». Peut-être m'attend-elle dehors ?

     Mais il n'y a pas de miracles, auxquels, comme Saint Thomas, je ne crois que quand je les vois. Supporter pareille pièce pour rien ! Beckett, je te hais. N'y aura-t-il jamais personne pour me débarrasser de cet auteur turbulent ?  Qu'importe. Seul je suis, seul je reste.  Il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais continuer...

En hommage à Samuel Beckett