L'océan est beau, en ce doux matin de mai. Nous levons les voiles tôt, Muriel et moi. Une nouvelle journée en mer, une nouvelle partie de pêche, un de ces moments hors du temps à bord du « Grognon », notre vieux ketch à voiles, un des ces instants durant lesquels nous ne pêchons guère que le calme, la tranquillité et nos souvenirs. Et pourquoi pas ? Après toutes ces années, nous  méritons bien de nous détendre un peu, de jouir de notre retraite bien gagnée.

« - Franz ? Attends avant de taquiner le bar. Il faut que je te parle. »

Allez donc. Pourquoi diantre faut-il qu'à chaque fois que je pense paix et détente, qu'à chaque fois que j'ai la conviction que la journée est belle, merveilleuse et parfaite, le démenti officiel tombe sans attendre : quelque chose ne va pas...

« - Oui ? Et de quoi ?

- De notre couple. Il est en train de se rompre.

- Tu ne dramatises pas un peu, là ? Il en a vu d'autres, non ?

- Toi et ton optimisme ! Tu ne te rends jamais compte de rien, tu ne réagis jamais à temps, tu ne t'occupes jamais de rien avant qu'il ne soit trop tard !

- Si tu veux... Sauf bien sûr quand ça sert à quelque chose. Notre couple se rompt ! D'une part, je ne vois pas ce que je peux y faire, ici et maintenant. Que crois-tu ? Que j'ai une baguette magique et qu'il me suffit de dire « abracadabra » pour tout arranger ? Et d'autre part, le fond de ma pensée pourrait se résumer ainsi : « La belle affaire ! Après tout, ce n'est que le troisième. » Tu ne veux pas plutôt lancer ta ligne ? Nous sommes ici pour nous détendre, non ? Cette discussion peut attendre notre retour au port, me semble-t-il.

- Et c'est tout ce que ça te fait ? Ca peut attendre ? Notre vie va se finir en naufrage, et tu n'es intéressé que par ta canne à pêche ? Tu crois que j'ai vécu tout ce temps avec toi pour en arriver là ? A me laisser couler par ton indifférence aux choses de la vie ?

- Je ne suis pas indifférent. Je mesure les priorités, c'est tout. Et un  troisième couple qui se fissure, ce n'est pas une priorité. C'est tout au plus un incident mineur, sans grandes conséquences.

- Un incident ? Tout va prendre l'eau et tu appelles ça un incident mineur ? Mais qu'est-ce que tu as en tête ? Notre vie ne vaut rien pour toi ? Espèce de malade !

- Muriel, mon ange, calme toi un peu. Je comprends ton inquiétude, ton angoisse, il se trouve juste que je ne les partage pas. Ces histoires de couples, ce n'est pas la première fois que nous en parlons, loin s'en faut. Et que celui-ci se fissure après une quinzaine d'années de pression permanente ne m'étonne pas. Et alors ? Fissuré, ce n'est pas cassé.

- Et maintenant c'est mon angoisse ! Je suis trop stressée ! La pression est juste mal répartie !  Ce n'est qu'une pauvre fissure ! Une pauvre rupture qui peut signifier ma mort, mais cela t'indiffère ! Je ne surnage pas en eaux troubles avec ton aisance, moi !

- Eh, tout doux ! Nous n'en arriverons pas là, promis. Détends-toi un peu, bon sang.

- Détends toi, Muriel, ce n'est qu'un troisième couple, ce n'est pas grave ! Il n'y a pas mort d'homme.... Mais arrêtes de me servir ces discours idiots. Je veux que tu t'occupes de notre couple, un point c'est tout. C'est trop te demander, peut-être ? Entre deux ballades à cheval et deux livres trop passionnants, ça te gêne vraiment de régler un détail, comme tu dis ? Un détail qui met nos deux vies en jeu, quand même ! Tu m'écoutes quand je te parle ? Ou les poissons sont plus importants que moi ?

- Pourquoi faut-il toujours que quelque chose vienne nous gâcher nos journées en mer? Pourquoi ne pouvons nous jamais simplement nous laisser aller ? Et franchement, non, je ne comprends pas ta panique. Des couples, il y en a d'autres. Ce n'est pas parce que celui-ci se brise que tout est fini !

- Et patati, et patata.... Procrastinateur !

- Oui. Et alors ? Ceci dit, je te propose un marché : tu te reposes avec moi, aujourd'hui, sur ce bateau, ta canne à la main, et je te promets que dès demain, je mets le « Grognon » en cale sèche. Tu gagnes encore une fois, je fais remplacer ce vieux couple fissuré.  Après tout, après je ne sais combien d'années de bons et loyaux services, un radoub complet n'est pas de trop. »


Note nécessaire à la compréhension:
Couple : en construction navale, les couples, constitués de deux membrures symétriques, sont les pièces de structure joignant la quille au plat-bord, perpendiculaires à la quille, et sur lesquelles se fixe le bordé. Un bateau de pêche habitable, tel qu'un ketch en bois, comprend environ un couple tous les mètres.

Sa vie n’est qu’une longue course interminable. Elle se lève et se couche en courant, essayant vainement de rattraper cet autre dont elle ne sait rien, hormis qu’il est son contraire, sa moitié. Cela fait longtemps qu’elle court après lui, des jours, des années, des siècles peut-être. Elle a perdu le compte. Il n’y a rien d’autre dans sa vie que cette longue course interminable. Courir, encore et toujours, autour de cette planète.

À force de courir sans réfléchir, elle ne sait même plus combien de fois elle en a fait le tour. Des centaines de milliers de fois, peut-être plus. Une infinité, plutôt, un nombre si grand et toujours grandissant qu’il serait impossible et impensable de continuer à compter. Ça tombe bien, elle n’a jamais compté.

Il la fuit, elle le fuit. Ni l’un ni l’autre ne le sait, leur rôle est de courir, jusqu’à l’épuisement. Jamais ils n’ont dormi depuis leur naissance, ne cessant jamais leurs jambes lancées à pleine vitesse. Elle a déjà essayé, de s’arrêter, pour qu’il puisse la rattraper et s’arrêter à son tour, mais elle va si vite qu’elle en est totalement incapable. Son corps est devenu inarrêtable, enivré de vitesse. C’est sûrement le cas de son âme sœur. Lancé à toute allure, ne contrôlant plus ses mouvements.

Et pourtant, elle a beau courir, elle ne le rattrape que rarement. Ses jambes sont plus petites, plus faibles. En vérité, c’est lui qui la rattrape, en des cas exceptionnels qu’elle pourrait compter. Car il n’est qu’à peine plus rapide qu’elle. Chaque jour, il ne se rapproche de sa belle que de quelques centimètres. Il en faut tellement plus pour qu’ils se retrouvent.

Parfois, il la voit à l’horizon, ses jambes fouettant le sol à intervalles réguliers, frappant la terre, éparpillant le sable, détruisant les flaques, sautant par-dessus les obstacles sans réfléchir, concentrée sur ce qu’il se passe devant elle. Il sait qu’il va mettre énormément de temps avant de pouvoir la toucher, l’enlacer, il voudrait lui dire de regarder derrière elle, qu’elle le voit, qu’elle s’arrête, l’attende, mais il en est incapable. Aucun son n’est jamais sorti de sa gorge.

Alors il court, essaye d’augmenter sa vitesse, mais ses jambes martèlent déjà le sol à une fréquence incroyablement élevée. Tellement qu’elles sont engourdies, il ne les sent plus depuis longtemps, les laisse l’emporter vers elle, son contraire, son amour, qu’il aime depuis des temps immémoriaux.

Sa vue est presque insupportable. Elle est là, à portée de vue, si près, si réelle, il voudrait la sentir près de lui, il n’attend que ce moment, qu’il sait, durera seulement quelques minutes. Une éternité d’attente pour seulement quelques minutes, mais il est habitué. Elle aussi. Ça a toujours été ainsi. Il a toujours eu l’impression que c’était normal. Qu’il avait besoin de ce désir de la revoir pour courir et assurer son rôle. Alors qu’au fond, il ne sait rien d’elle, absolument rien, pas même son nom. Ils ne peuvent communiquer. Et quand bien même, leurs rencontres sont si courtes, ils n’auraient pas le temps de se parler.

Quelle étrangeté que d’aimer un être totalement inconnu. De l’aimer depuis le premier jour, pendant des années et des années, qui s’étiraient en décennies, en siècles, en millénaires, sans relâche, de l’aimer et de courir rien que pour elle, pour la rattraper le temps d’un instant. Il ne se souvient même pas de leur première rencontre. Il ne se souvient même pas pourquoi et pour quoi il courrait avant, au tout début. Comment il est né. Pourquoi il a commencé à courir. Ça a toujours été ainsi. C’est tout.

Il se rapproche. Elle le sent. Elle sent sa douce chaleur qui petit à petit vient l’étreindre, réchauffant son corps glacé par la constante nuit. Elle voit son chemin s’éclairer devant elle, devenant de plus en plus lumineux par sa présence. Elle voudrait se retourner, courir à contre-sens pour qu’une fois, ce soit elle qui l’enlace, pour qu’une fois, les choses se passent différemment. Mais elle court trop vite pour pouvoir se retourner. Elle ne peut que continuer son chemin, attendant sa venue avec patience.

Il arrive. Le moment de leur nouvelle rencontre. Elle se tient prête. Quelques minutes, seulement quelques minutes avant qu’il ne reparte lui aussi dans sa folle course, quelques minutes avant une nouvelle attente interminable.

Ses bras brûlants s’emparent de sa taille, elle se laisse fondre contre lui, tout est si rapide, il s’empare de son visage, le tourne vers lui, dévore ses lèvres glaciales, y laissant une marque de brûlure, autour d’eux, le néant semble s’être fait, malgré sa petite taille, elle éclipse le rayonnement qui émane de son amant, s’appropriant sa chaleur pour elle seule, égoïste.

Puis il commence déjà à s’éloigner doucement, ses jambes l’emportent déjà loin d’elle, vers l’attente, la nuit se rapproche, remplace les bras brûlants de son amour, la retient dans le froid et la solitude, tandis que le jour s’enfuit vers l’horizon, emportant avec lui celui qu’elle aime.

Elle essaye de le retenir, serre sa main le plus fort qu’elle le peut, mais il va trop vite, et elle trop lentement. Bientôt, ils sont obligés de se séparer. Prêts pour une nouvelle attente.

Une longue attente pour ces deux astres amants liés depuis la nuit des temps, condamnés à naître à l’horizon lorsque l’autre y disparaît.