[Vote] La liberté

- « Allez, avance ! », dit Paulo en lui tapant sur la tête. Sa casquette valse et dégringole derrière lui. Il se penche pour la ramasser, Paulo en profite pour lui flanquer un coup de pied au derrière qui le projette face contre terre. Son cartable glisse le long de son dos et vient percuter l’arrière de son crâne. Une douleur s’élançe de son coccyx à la base de sa nuque. Ses mains et ses genoux, écorchés par la caillasse le brûlent. Il se met à pleurer. « Oh ! tu t’magnes dégénéré ? J’ai pas qu’ça à foutre moi qu’d’aller chercher un mioche à la sortie d’l’école. Y a mes potes qu’attendent là. Grouille débile ! »
Péniblement il se lève, son cartable ballote dans son dos tandis que, cahin-caha, il court. Ils sont dans une rue grise, bordée d’arbres gris et d’immeubles gris, immenses. Une herbe chétive pointe par les interstices du bitume et il faut avancer le nez rivé au sol pour slalomer entre les crottes de chien. Le temps est gris et les larmes qui dégoulinent le long de ses joues sont noires de crasse. Il essuie la morve qui coule de son nez du revers de sa manche crasseuse et renifle un bon coup. Un, deux, trois, nous irons au bois,…
Paulo l’attend, à la porte de l’immeuble. Il ralentit n’osant passer devant lui. Heureusement, Paulo perd patience et se précipite en grognant à l’intérieur. Il se faufile à sa suite avant que la lourde porte ne se referme. Le hall d’entrée pue la pisse et des mégots de cigarettes maculent le carrelage gris. Paulo peste devant l’ascenseur en tambourinant sur la porte : « Saloperie d’ascenseur ! t’vas voir qu’il va encore être en panne ce con ! ‘tain, huit étages ! Merde ! ».
Sans un mot il commence son ascension, lentement, péniblement, avec son gros cartable en cuir, d’un autre âge, dont les bretelles lui scient les épaules. Un, deux, trois, nous irons au bois,… premier étage. Quatre, quatre, quatre, cinq, cinq, cinq, six, six, six, pouf… c’est haut ! Paulo le double en le projetant contre le mur. Pouh, avec ses grandes jambes, lui… Sept, huiiiiiit, neuffff, pouf pouf pouf. Il s’arrête pour reprendre son souffle. Un, deux, trois, un, deux , trois …
Ouf , huit ! « J’y suis ! »
Il avance lentement vers la porte que Paulo a laissée entrouverte. A peine franchie, la voix tonitruante de son père vient percuter ses tympans : « Ah te voilà toi !!! » Il l’attrape par l’oreille et le traîne dans le salon « Qu’est-ce qu’y m’dit là l’Paulo ? T’a encore fait des tiennes à l’école ! T’as encore pissé dans ton froc morveux ? » Et vlan, la grosse main du père s’abat sur son oreille. « Mais qu’est qui m’a donné un mioche pareil ! Six ans et ça pisse encore dans son froc ! » Il pleure doucement en se balançant d’un pied sur l’autre,… quatre, cinq, six, cueillir des cerises… Sa mère vient à sa rescousse « Franck ! Fiche lui la paix à ce môme, tu vois bien que c’est un attardé ! Fallait bien qu’on en rate un sur les huit ! » Et elle part d’un rire de hyène.
Il file se réfugier dans la chambre qu’il partage avec deux de ses frères. Il s’assied sur le bord de son lit et se balance, d’avant en arrière… Un, deux, trois, nous irons au bois,… « C’est toi qui m’a piqué mon Robocar ? » hurle son frère Jeannot, en déboulant dans la chambre. « C’est toi, chui sur, ch’t’ai vu avec, et tu fais rien qu’ m’embêter ! » Jeannot fonce sur lui comme un taureau, attrape le peu de cheveux qui lui reste encore sur la tête après la tonte-du-fait-des-poux et tire à lui arracher la tête des épaules. Il hurle !
La sœur ainée arrive en traînant des pieds dans ses chaussons rose délavé « qu’est-ce qui s’passe ici ? Peut même pas avoir cinq minutes de paix pour regarder « La belle vie» à la télé dans cette baraque ? » « C’est lui ! » Vocifère Jeannot, « y m’a piqué mon Robocar ! » dit-il faisant mine de se mettre à pleurer. Vanessa choppe durement le môme par les bras et tout en le secouant comme un prunier lui crie : « tu vas lui rendre son truc, emmerdeur ! J’veux plus vous entendre pendant qu’je matte mon feuilleton ! » Elle le jette sur le lit et s’en va comme elle était venue en traînant sa grosse carcasse molle dans ses chaussons immondes. Un, deux, trois, nous irons au bois,…
« Eh ptit con ! Va chercher l’pain !» crie la mère. Il se précipite dans la cuisine et s’empare des deux Euros qu’elle a laissés sur le coin de la table. Ni une ni deux, dévale les huit étages, se rue vers le square minable qu’il doit traverser. A peine la barrière rouillée franchie il sent un picotement entre ses omoplates. Il court et les sent sortir dans son dos. Il écarte les bras et son corps s’allège, ses pieds ne touchent presque plus le sol, il décolle !
Zou, il fait le tour du tourniquet et du toboggan cassés : châteaux de vaillants chevaliers, et de belles princesses. Il tutoie les sommets des arbres : vastes forêts sombres et dangereuses où il fonce sur un dragon, en train de picorer de maigres miettes. En deux temps trois mouvements il lui fait la peau de son épée d’or. Il s’élance alors vers la trouée bleue qu’il aperçoit entre les tours de béton : hautes montagnes enneigées de son nouveau monde et plonge en piqué vers le sol pour se redresser au dernier moment et atterrir avec panache.
Il est heureux ! Il a fait le plein de liberté.

Uriel

Mon bébé,

Je viens d´apprendre ton existence. Mon ventre est encore aussi plat qu´auparavant, personne n´est au courant, le monde, mon monde porte les mêmes stigmates, pièce de musée poussiéreuse. Ton arrivée a ouvert une autre porte, minuscule et bien cachée, par laquelle je me suis faufilée. Je me sens comme Alice aux pays des merveilles. J´y suis parvenue par erreur mais je suis éblouie.

Mon bébé, mon fils, Uriel,

Quel visage auras-tu, mon bébé ? Quelle sera la couleur de tes yeux, de tes cheveux, la forme de tes mains ? Je dessine mille hypothèses, les unes après les autres, comme une gigantesque mosaïque des possibles toi. Quelquefois même, je te mets des fleurs sur la tête, des étoiles dans les yeux, des fraises sur les lèvres, des cerises aux oreilles. J´imagine ton arrivée, le sourire de tes grands-parents, notre chambre, nos futures habitudes… Ce nous me laisse pantoise, comme une marionnette démantibulée dont on ne saurait plus se servir… Non, une marionnette à reconstruire. Tendre de nouveaux fils, reformer des articulations solides qui exécuteront des gestes sains.

« Es wächst zusammen, was zusammen gehört. »

Uriel,

Je t'écris ces lettres depuis le jour où j'ai appris ton existence, une à une, dans l'espoir qu'un jour tu les reçoives, que tu saches la lumière que tu as apporté dans ma vie. Un jour, peut-être, nous reverrons tout ça ensemble... Je t'ai prénomé comme l'archange Uriel, la lumière de dieu. Je ne suis pas croyante pourtant, mais interpréte la bible comme de la simple littérature et tu verras de la beauté.

Tu es assis à mes pieds à gazouiller une joie de vivre insouciante, ignorante du monde. Ton âge est l'âge de la liberté la plus totale. Protégé par les parents, excusé pour toutes les erreurs comises, tout le temps du monde pour l'essentiel, jouer, apprendre, aimer. Dans un sens, toi aussi tu m'as libérée. Tu m'as sortie de la vieille pirson poussiéreuse emplie de fantômes qu'était devenu mon monde. Exit l'ours brun, exit le serpent siffleur, exit les rêves fous et jamais aboutis, exit l'utopie de M. Mon utopie, c'est toi. Mon fils, mon Uriel.

J'ai appelé ton nom d'un murmure. Aussitôt, comme un ressort, tu as levé la tête vers moi. Tes grands yeux bleus te bouffent le visage, tu souris et un feu d'artifice explose dans ton iris.

Est-ce mon bleu ou celui d'un autre ? Aucune importance. Celui qui t'a procréé n'existe pas dans notre monde, entre toi et moi. A dire vrai, je ne sais toujours pas qui est ton père. Ou peut-être ton père est-il tous ceux-là réunis : M., l'ours brun, le serpent siffleur. Des entrailles sanglantes de mon malheur, tu as été enfanté. Mon fils, ma liberté.