[Stern & Ness] Appétit

Lilas se mordilla les lèvres. Devant la vitrine de la boulangerie, tout cet achalandage de pâtisseries et autres douceurs, lui ouvrait l’appétit, lui titillait sa gourmandise. En sortant de l’hôpital juste en face, elle repensait aux paroles des médecins.
Oh, ils avaient été très clairs, aucun sucre ! Mais comment vivre sans ce bouquet fondant et dévorant qui vous explose les papilles comme un feu d’artifice un quatorze juillet. Cette foutue maladie lui prenait son péché mignon, son consolateur des soirs de solitude. Elle venait de passer près de deux heures avec une nutritionniste. Ce rendez-vous, justement, elle ne le digérait pas.
Qu’on lui diagnostic un diabète, c’était une chose. Cela, elle pouvait l’assimiler. Mais qu’on lui retire tout plaisir de friandise, cela en était une autre. Cette madame-je-sais-tout de l’équilibre alimentaire lui avait tapé sur le système. Pendant un trop long moment à son goût, la wonder women des catégories alimentaires, lui avait expliqué l’importance de chaque famille d’aliment. Elle avait détaillé chaque composition nutritionnelle des ingrédients qui figurent sur les boîtes de confiseries préférées de Lilas. Et le résultat en était que Lilas n’avait plus le droit à rien ! Voilà la conclusion qu’elle en tirait
Mentalement fermée comme une huitre, Lilas décida tout de même de poussée la porte du royaume des gâteaux en tous genres. Une fois à l’intérieur, une odeur de viennoiserie encore chaude lui scintilla les narines. Dieu que ça sentait bon. Elle regarda l’étalage et sentit une redondance de salive au coin de sa bouche. Elle vit en premier lieu une tartelette aux abricots. Elle avait l’air alléchante avec cette couleur orangée qui lui rappela immédiatement le graphique de la nutritionniste, l'orange c’est les sucres… Oh, un Bavarois au citron… Le jaune, ce sont les graisses… Lilas chercha des yeux une délicatesse qui ne lui rappellerait pas ce foutu graphique. Cela lui tamponnait l’esprit, mais elle fît mine de ne pas s’en soucier. Cherchant dans sa mémoire, elle revit la pyramide alimentaire. En voyant ce fondant au chocolat, elle se rappela qu’il n’y a pas de catégorie marron… Cela sera parfait se dit-elle.
En sortant de la boutique, Lilas se sentit légère. Elle vit un parc plus loin et se dit qu’elle serait plus à l’aise assise pour déguster son sacrilège sucré. Elle traversa la route et distingua l’entrée du parc. Une femme au ventre rebondi en sortait. Lilas resta sur place, sur le trottoir, ébahie comme si qu’un ange venait de lui apparaître.
Elle resta là plusieurs minutes, cherchant une poubelle publique du regard. Et tout en se touchant le ventre d’une caresse destinée à son enfant qui grandissait en elle, elle jeta le petit paquet qui pourtant lui avait donné tant d’envie.

Des cupcakes multicolores, des gâteaux montés de crèmes et de chantilly grasses et reluisantes, des tartes imitant tous les goûts imaginables brillantes de gélatine, de crème au beurre et de sucre glace trônent dans la vitrine du restaurant. Un joli restaurant cosy, tout de vert et de blanc, architecture moderne et vitres donnant sur une serre fleurie peuplée d’oiseaux exotiques improbables. Entre les cuicuis des oiseaux, le doux vent du climatiseur et la fraicheur du brumisateur, la serveuse virevolte d’une table à l’autre, le pas léger.

Elle se dirige vers moi, tablier rouge à pois blancs, grand sourire, agitant ses boucles folles autour de son visage rieur. Une gigantesque gaufre atterrit devant moi, couverte d’une monstrueuse montagne de chantilly blanche, chaque rainure nappée d’un gros trait de coulis de chocolat noir et dans la masse de gras et de sucre trois mikados aux trois chocolats. Mon cœur s’emballe, une crampe comprime mon estomac, un haut le cœur menace de me faire vomir : Pourquoi ? Pourquoi me faut-il manger une gaufre ? Pourquoi me faut-il manger une gigantesque gaufre couverte d’une immonde chantilly sucrée et collante ? Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ???

Je ferme les yeux. Déjà, mon imagination galope et je retourne en enfance, dans le jardin frais et calme de mon grand-père où sur la table en bois centenaire trônait une magnifique corbeille en osier dans laquelle reposaient de beaux fruits mûrs et juteux. Il y en avait tellement, des fraises, rouges aux points bien noirs, juteuses, juste à peine sucrées ; des oranges pimpantes exaltant une odeur savoureuse ; des pommes croquantes à la peau ferme d’un joli vert printemps ; des poires élégantes, autour desquelles vrombissaient les abeilles affamées… Je me souviens du jus qui coulait le long de mon menton quand j’en croquais un, au secret de l’ombre du saule pleureur. Je me souviens de la texture, du vrai goût des fraises, du vrai goût d’une pomme ou d’une cerise tout juste cueillie au verger. Ah, oui… Voilà ce dont j’aurais envie.

Alors, les yeux fermés, pressés, je murmure le souhait de voir dans mon assiette une pêche. Une magnifique pêche rosée, juteuse dans laquelle je planterai mes dents avec plaisir. La peau poilue râperait sur ma langue et le jus coulerait dans ma gorge, fraiche, délicieuse, gourmande.

Mais en ouvrant les yeux, la même gaufre immonde, grasse et indigeste siège sur mon assiette. Et là, un rire psychédélique s’extrait de ma gorge et d’un revers de la main, riant de plus belle, j’envoie au sol l’assiette, la gaufre et l’horrible chantilly dans un grand fracas de vaisselle cassée. Celle-là au moins, je ne la mangerai pas.