[Stern & Le Poulet] Voyages

Peut-être avais-je fait une erreur? Ses yeux noirs me fixaient, glacés.  
« Justement, Lucas, je suis adulte. Nous ne devons pas avoir la même définition de ce que c’est qu’être adulte. » J’essayais de garder ma voix calme mais mes cordes vocales vibraient d’émotions.

« Semblerait. » Murmura-t-il du bout des lèvres sans cesser de me fixer. C’était comme si je lui avais annoncé que je rompais. Sauf que nous n’étions pas ensemble… et que ce que je lui avouais n’était pas si terrible. Enfin, il exagérait complètement, le pauvre garçon! Mais ce n’était pas la première fois cette semaine que sa logique m’échappait. Mon ami était là, même bedaine imposante, même bras énormes, même face lunaire surmontée des mêmes cheveux charbon. Mais plus la situation s’envenimait moins j’avais l’impression de le connaitre. Pourtant…

(…)

“Mais non Lucas, écoute-moi bon sang, je te dis que je ne veux seulement pas continuer avec lui. Pas que je couper tout contact avec vous tous ou que je veux cesser de voyager.”
“Mais non, Lucas, ne dis pas de bêtises, bien sûr que je suis ton amie. Tu le sais bien, non?”
“Tu veux simplement nous abandonner. Faut le dire si ça t’emmerde de nous avoir dans les pattes.”
“Oui… Je sais, tu es ma meilleure amie au monde.”
« Rah, mais j’ai pas dit ça putain. Tu sais bien que je suis ton amie, non ? »
Pas de réponse.

(…)

Prague.
Vous êtes au sommet du château qui domine la ville
Vous êtes heureux la Moldau coule en contrebas

Trastevere.
Vous frôlez la multitude de murs aux tons ocres patinés
Sur les pierres médiévales des cafés déploient leurs parasols

Vous pensez aller en Afrique vous atterrissez à l’Est
Vos pas vous mènent n’importe où, partout, peu importe

Budapest.
Vous êtes au bord du Danube et vous marchez dans la nuit
L’eau coule non loin de là, la neige crisse sous vos pas

Mostar.
Vous êtes assis à la table rouge d’un petit restaurant
Vous riez le fameux pont magnifique souligne la pleine lune

(…)

Notre groupe de voyage s’était constitué 3 ans auparavant. Cinq paumés de la vie partant ensemble voyager, se cramer les yeux sur des beautés inconnues. Sa tête de piaf à lui, je n’avais jamais pu la supporter. Il avait ce sourire d’homme qui pense être charmant, qui ne voit dans les femmes qu’autan de victimes potentielles. Je me suis méfiée, au premier regard. Lucas et un autre étaient de ces ours en peluche maladroits, le dernier un gringalet à lunette, philosophe mais handicapé social. Eux, je les aimais bien.

Ah, comme ils étaient beaux les endroits improbables que nous découvrions. Nous choisissions toujours les chemins les plus dangereux, les moins évidents, les moins lumineux et nous en triomphions comme des enfants jouant au cow-boy et à l’indien. Avec le gringalet, nous nous disputions comme des gosses, les deux peluches nous servaient de chaperons. Et puis il y avait tête de piaf…

Le premier incident, déjà, m’avait choqué. Un simple mensonge disaient les autres. Puis c’est allé de mal en pis jusqu’au vol pur et simple, à l’irrespect et à la torture morale. Oui, j’ose. J’y appose ce nom parce que c’est ainsi que je l’ai ressenti.

(…)

« Mais putain, merde, tu pourrais faire un effort. Je sais que tu ne l’aime pas mais entre adulte, on peut s’arranger.
_ Justement, Lucas, je suis adulte. Et comme tel, je n’ai plus l’obligation de me conformer à un règlement que je ne comprends pas ou que je n’admets pas. Je n’ai pas besoin de supporter la société d’une personne qui ne me respecte pas. Donne-moi une seule bonne raison de devoir le faire ?
_ Parce que vous êtes adulte, bon sang.
_ Justement. »

(…)

Voyager, ce n’est pas quelque chose que l’on peut faire avec tout le monde. Il y a toujours une raison pour voyager. L’un le fait par pure curiosité, le prochain par besoin de fuir un quotidien ennuyeux, une ville qui rappelle trop de souvenirs, d’autres pour se retrouver et se reconstruire, d’autres enfin parce qu’ils ne supportent plus leur vie sans pouvoir la quitter.

Dans chaque cas, ces personnes veulent autre chose, ont une autre philosophie du voyage. A pieds, à vélo, en train, en voiture, d’hôtel en hôtel, en camping-car, en tente, pour se reposer, pour s’instruire, pour faire ce qu’on a jamais le temps de faire, pour rencontrer des gens, pour marcher, se promener, faire du sport… Voyager a une définition si large que lorsque nous avons voulu la faire, un soir, sur une terrasse italienne, rien nous a paru englober tout, n’oublier rien.

Nous cinq n’avions en commun qu’une seule chose, nous étions perdus. Mais avec la tête de piaf, le problème était plus profond. Ce qu’il cherchait à travers le voyage, je ne parvenais pas à le comprendre et plus mon incompréhension devenait puissante, plus il était piqué au vif, attaquait mes propres raisons de vouloir voyager.

Et puis il y avait la confiance que je cherchais dans ce groupe d’amis qui s’était effiloché comme du tissu trop usé. Lentement, après chaque forfait que les peluches pardonnaient à tête de piaf, chaque forfait qu’ils effaçaient d’un revers de main pour rester ensemble.
Lucas, lui, tenait plus encore au groupe qu’aux voyages en eux-mêmes.

L’ours en peluche 2 ne voyait jamais à redire à rien. Il aimait tout, voulait tout faire. Une crème de facilité presque un peu fade.

Le gringalet grinçait des dents pour beaucoup (trop ?) de choses sans jamais y faire quelque chose. Il pouvait s’agir de la nourriture, des chambres, de la tente, de la voiture, de la qualité de l’eau, de la quantité de savon. Par principe, il était critique et insatisfait. C’était une balance assez parfaite avec l’ours en peluche 2.

La tête de piaf cherchait à fuir sans ne jamais se réjouir de rien des nouveautés que nous découvrions. Il était celui qui cherchait les ennuis, celui qui nous en faisait aussi. Comme si… Comme si il s’ennuyait sans ennui. Il les fuyait mais ne pouvait s’en passer.

Je suis devenue son bouc émissaire par je ne sais quel hasard des circonstances. Cela a commencé par un rien et a enflé, enflé, enflé jusqu’à devenir cette demi-heure qui a tout fait basculé. Après m’avoir traité de pute facile, après avoir cru bon de s’emporter que je puisse lui en coller une après une telle insulte, il avait tiré son couteau, comme ça, sans prévenir, et avait lancé, plusieurs fois, comme un gyrophare plein de folie : « Tu veux que je t’embroche ?  Tu veux que je t’embroche ?! »

Le souvenir me faisait peur.

(…)

« Non Lucas, plus de voyages pour moi. »