[vote] La musique

Il fait beau. Les doux rayons du soleil illuminent la ville, dont j'ai une belle vue, depuis ma fenêtre. Je baisse les yeux vers la place du Général Leclerc, là où se situe ma petite maison de ville, juste en dessous de moi, en somme. Les promeneurs sont rares, à cette heure matinale. Devant le monument aux morts défilent les hommes d'affaire pressés, les écoliers bavards, les retraités tranquilles, les coureurs à vélo ou à pied. Ils ne prêtent pas attention à ces statues qui les fixent, quelques mètres plus haut. Comme moi, auparavant.

Je ferme les yeux, laisse tomber ma tête contre le dossier de mon fauteuil, me laissant envahir par mes souvenirs, un instant.

Des années auparavant, ces mêmes statues se dressaient au milieu de la place, presque identique à elle-même. Les boutiques étaient situées de la même façon, mais elles étaient presque toutes différentes de celles qu'on trouvait aujourd'hui. Le sol de pierre était fidèle à lui-même. Je tournais au coin d'une rue commerçante, arrivant sur la place, derrière le monument aux morts. J'étais déçu, mélancolique. Je venais d'être une nouvelle fois renvoyé de mon job de vendeur, et n'avais plus aucune motivation. Je ne savais ce que je voulais faire. Devant mon incapacité à réussir quelque chose, mon père m'avait jeté à la porte. Ma mère, dépressive, ne m'avait été d'aucun secours. Je n'avais guère d'amis, tous avaient percé dans leur domaine respectif, et me regardaient avec pitié. J'avais vingt-six ans, et j'avais tout raté.
Je me dirigeais donc d'un pas lourd vers la plage, avec la claire intention d'en finir avec ma misérable existence.
Je n'agissais pas vraiment sur un coup de tête, j'y avais déjà réfléchi, mais c'était le renvoi de trop.
Rien ne m’arrêterait, m’étais-je mis en tête. Mon pas était rapide, déterminé.

T’en vas pas…

Si tu l’aimes, t’en vas pas…

Papa, si tu l’aimes, dis-lui…

Mais je me figeais dès la première phrase. D’où venait ce son ?! C’était la célèbre chanson d’Elsa, T’en va pas. Elle avait fait un carton, à ce moment-là. Mais je m’attendais à tout, sauf à l’entendre, ici, maintenant, alors que je m’apprêtais à mourir. Une gamine chantant pour que son père reste avec sa mère. Ca n’avait rien à voir avec ma situation, pourtant. Cependant, la chanson ne s’arrêtait pas. Les T’en va pas, qui plus tôt dans cette année 1987 m’avaient paru attendrissants, m’apparaissaient tels des cris, des avertissements. N’y va pas ! Au lieu de la petite fille de treize ans retenant son père, je voyais ma jeune sœur de cinq ans ma cadette, défigurée par le chagrin et les larmes.

T’en va pas.

Je vis mon enterrement.

T’en va pas.

Je vis ma famille, habillée de noir.

T’en va pas.

T’en va pas.

T’en va pas.


Ce n’était plus la chanson, c’était cette phrase qui se répétait, toujours et encore, inlassablement, tandis que je visualisais ce qui se passerait après mon acte.
Non, décidément, je ne pouvais le faire. Seul, face à la mer, mes visions s’estompèrent. Je regardai donc autour de moi si quelqu’un d’autre avait entendu la musique. Personne, visiblement. Je m’éloignais précipitamment de l’eau, des vagues, manquant de tomber en glissant sur les galets.
Alors…serait-ce mon inconscient qui m’avait sauvé de la sorte ? Oui…tout portait à le croire. La chanson s’était arrêtée. J’étais heureux maintenant. Et déterminé. J’allais m’en sortir. Coûte que coûte.

Aujourd’hui, la musique sonne pour moi d’une autre façon. Sans prêter plus attention que ça aux paroles, je m’attache à la mélodie, qui à mes yeux, enfin plutôt mes oreilles, veut toujours nous parler, différemment à chaque fois. Il suffit de fermer les yeux, et de se laisser bercer par les notes, et d’être emporté par la magie de la musique.

Persée était debout devant une tombe, des vêtements noirs exhibaient son deuil.
"Mike, le cancer l'a emporté trop tôt."
Elle tenait un vieux cadre photo entre ses mains.
Persée souriait.
Sur l’image, une jeune fille d’environ 17 ans était portée par un jeune homme du même âge, leurs cheveux entremêlés. Des sourires rayonnants éclairaient leurs visages.
Persée se souvint. De tout.

La jeune fille aux longs cheveux couleurs de blés était assise.
Seule, encore une fois.
Lorsqu’elle entendit la porte claquer et ses parents partir manger chez des amis, elle se leva et se mit à courir vers la porte. Elle l’ouvrit et fut un instant éblouie par la lumière éclatante.
Persée gambada un instant dans les rues, puis se cogna contre un jeune homme qui avait trois têtes de plus qu’elle.
Elle baissa les yeux et s’excusa. Le garçon lâcha un rire moqueur puis la poussa brutalement par terre. Sa bande d’amis éclata de rire et fit de même, la brutalisant sur le sol.
Persée se recroquevilla, pleurant toutes les larmes de son corps.
La bande d’imbéciles partit en riant bruyemment, laissant la jeune blonde à même le sol….Cette dernière se releva et alla s’asseoir contre la porte d’une maison, avant de continuer à sangloter.
Pourquoi n’avait-elle pas le droit de se faire des amis, de s’amuser avec des gens qui l’appréciaient?
Sans s’en rendre compte, elle commença à chanter, d’une voix enrouée par ses pleurs….Oui, car chanter, c’était la seule chose qu’elle savait faire, la seule chose que sa mère et son beau père l’autorisaient à faire.
« Every night in my dreams
I see you, I feel you,
That is how I know you go on… »
Elle chantait, elle chantait la seule chanson qu’elle connaissait, celle qu’elle avait entendu lorsque ses parents regardaient un film pendant qu’elle lisait dans sa chambre.
Sa voix d’abord rauque et sourde commença à se faire claire, puis cristalline. Elle ne s’en rendit pas compte mais un air de piano débuta dans la maison, s’échappant pas une fenêtre, accompagnant sa voix, égrenant ses notes une à une.
« For across the distance
And spaces between us
You have come to show you go on…. »
Persée s’arrêta surprise. Une voix masculine venait de retentir dans la maison. Bien que masculine, la voix atteignait les aigus sans problèmes, forte et puissante.
Heureuse d’être accompagnée, Persée accompagna la voix pour entonner le refrain de la chanson.
« Near, far, wherever you are
I believe that the heart does go on
Once more you open the door
And you're here in my heart
And my heart will go on and on… »
La mélodie au piano s’arrêta et on entendit des bruits de pas rapides. Persée, apeurée sursauta et recula prudemment, la porte s’ouvrit.
-Salut! Comment tu t’appelles?
A la plus grande surprise de Persée, un jeune homme de son âge lui adressait un grand sourire, ses yeux bruns pétillants de bonne humeur.
-Persée….articula timidement la blonde.
-D’accord! Moi, c’est Mike!  C’est toi qui chantais?
-Oui….
-Tu connais ça? Minuit se lève en haut des tours
Les voix se taisent et tout devient aveugle et sourd…
-Non…Mais j’aime bien! Dit Persée, les yeux brillants d’enthousiasme.
-Je t’apprendrais! Mais avant, je te ramène chez toi, on va soigner tout ça.

     Mike s’agenouilla, sans poser de questions sur les blessures et la prit sur son dos. Persée vraiment surprise indiqua sa maison au jeune homme et s’accrocha à son cou, tel une noyée s’accroche à une bouée.
Persée se sentait bien. Elle commença d’une toute petite voix:
-Love can touch us one time
And last for a lifetime
And never let go till we're gone…
Mike sourit et reprit la chanson en cœur avec la jeune fille:
-Love was when I loved you
One true time I hold you
In my life we'll always go on…

Ils se sourirent. Persée était seule dans les ténèbres.
Une main venait de se tendre vers elle.
Maintenant, elle n’était plus seule.


La Persée de cinquante ans souriait. Une larme roula le long de sa joue.
Elle ne serait plus jamais seule. Du moins elle l’avait cru.
Elle s’effondra sur le sol, devant la tombe de son unique amour.