[Angelwing et Lehanna] La feuille blanche

J’ai mal au dos. Je suis assise sur la chaise, devant l’ordinateur, mes mains sur le clavier et mes doigts inertes, et j’ai mal au dos. C’est tout ce à quoi j’arrive à penser. Ma tête est vide. Je n’arrive pas à réfléchir.

La page blanche de mon éditeur de texte me nargue sur l’écran. Les quatre seuls mots que j’ai réussi à écrire en une demi-heure – Il était une fois – semble se moquer de tout leur soûl.

Je m’en veux de ne pas avoir plus d’idées. Habituellement, pourtant, l’histoire vient d’elle-même. Les personnages que j’invente se manifestent d’eux-mêmes. Leurs péripéties surviennent d’elles-mêmes.

Je pense brièvement à tous ces enfants qui attendent mon prochain livre. Quel sera-t-il ? doivent-ils se demander. Si seulement ils savaient que je ne sais pas moi-même. Je me sens perdue dans les méandres de ma pensée. Je n’ai jamais connu cette angoisse auparavant. Je n’ai jamais eu cette boule au ventre à l’idée d’échouer.

À côté de mon bureau, j’ai posé, en début de semaine, toute une pile de lettres envoyées par les lecteurs d’Arrold, magicien de pacotille. C’est le dernier livre que j’ai écrit. Les ventes ont dépassé toutes mes espérances. Je pensais que ces mots admiratifs, encourageants voire émerveillés, allaient me pousser pour l’écriture de ce livre. Je m’étais lourdement trompée. J’ai l’impression que le paquet clignote. Mon regard est sans cesse attiré par lui, et le nœud que j’ai à l’estomac semble de plus en plus gros à mesure que les minutes défilent.

Pourquoi j’ai si peur ? Ce n’est quand même pas uniquement lié au fait que j’ai peur de décevoir mes lecteurs. Ça ne peut pas être ça. Je ne les connais pas. Et puis… Je m’étais jurée d’écrire avant tout pour moi, quand j’ai commencé à écrire. Ces personnes, inconnues, ne peuvent quand même pas avoir pris autant d’importance à mes yeux, si ?

L’image d’une petite fille, dans la rue, tirant la manche du chemisier de sa mère, me désignant de son petit doigt, me revient avec une force telle que je me sens vaciller. Elle répétait, toute excitée, une phrase qui ressemblait à : « Regarde, m’man, c’est elle, c’est elle ! ». Sur le moment, je l’ai regardée avec des yeux ronds. Je n’ai pas compris de quoi elle voulait parler. C’est en l’entendant s’écrier : « J’ai adoré les aventures d’Arrold ! », que j’ai compris. Elle et sa mère partaient déjà, la seconde grondant la première, quand j’ai voulu intervenir. Trop tard.

Eclairée par la luminosité blafarde de mon ordinateur, je fronce les sourcils. J’ai bien l’impression que si. Mes lecteurs ont pris une place importante dans mon cœur.

Je me revois à une séance de dédicace. Tous ces petits mômes accourant vers mon stand, tous ces parents les regardant d’un air attendri, mon stylo grattant inlassablement la première page de leurs livres… Il y avait même une adolescente de quatorze ans, dans la foule. Elle m’a assurée qu’elle était venue pour son petit frère, mais ses paroles étaient démenties par ses yeux brillants.

Je ne suis pas sûre que toute cette affection soit très sage. J’ai peur d’en devenir dépendante. J’ai peur qu’elle domine mes écrits. J’ai peur qu’elle me domine.

Mais au fond, est-ce une si mauvaise chose ? Je ne suis plus sûre de rien.

Je reporte mon attention sur le curseur clignotant à l’écran. Il faut vraiment que j’y arrive. Pour moi. Pour eux.

        Ryan alluma son ordinateur. Une fois celui-ci démarré, elle ouvrit immédiatement le logiciel de traitement de texte, et pour la troisième fois de la journée, elle se retrouva face à la page, éternellement blanche, sans une seule idée de ce qu'elle allait écrire. Son premier livre, « la Septième chose », avait eu un succès inattendu. En quelques semaines, elle s'était retrouvée riche et  célèbre. Mais aujourd'hui, après deux ans, les critiques littéraires s’attendaient à ce qu'elle écrive un nouveau livre. Elle aussi aimerait beaucoup, mais c'était sans compter cette maudite inspiration qui l'avait quittée après son premier livre.

        Désespérée, Ryan tapa sur son ordinateur quelques mots, une vague idée de contexte, mais c'était absurde, et le sujet était déjà vu et revu. Elle effaça avec un soupir, et se retrouva à nouveau face à une page immaculée. Comme à chaque fois, elle finit par éteindre tout simplement son ordinateur, sans avoir trouvé de thème potable pour son prochain livre. Elle se leva de sa chaise et, tourmentée par cette maudite page blanche, elle marcha dans sa chambre, sans but précis, essayant de se persuader que les idées allaient venir d'elles-mêmes.

        Son premier livre, « La Septième Chose », était de la science-fiction. C'était l'histoire d'un extraterrestre qui, à la base sujet d'expérimentation comme 9 autres « choses », était arrivé sur la Terre à bord d'un vaisseau dont il s'était échappé. Arrivé sur notre planète, il avait réussi à calquer l'apparence des terriens et avait fini par tomber lui aussi amoureux, d'une humaine. Rien de bien original, en somme, mais les lecteurs avaient apprécié sa sensibilité et son humour. Mais aujourd'hui, ni sensibilité ni humour ne pouvait combler une panne d'inspiration.

        Depuis plus d'un an, elle multipliait les voyages, en quête d'une idée, d'un contexte, mais c'était le vide complet dans son esprit. Rien d'acceptable. Rien tout court, d'ailleurs. Ryan désespérait. Elle commençait même à se dire que, même si elle avait toujours répugné les livres commerciaux, elle allait devoir faire une suite à « La Septième Chose. » Ce soir là, Ryan alla se coucher, le cœur lourd. Comment se sentir bien lorsque cette page blanche, éternellement blanche, envahissait ses pensées et ses rêves ? Elle ne dormait plus qu'à moitié depuis des jours.

        Lorsqu'elle allumait son ordinateur, elle revoyait ces lignes, vides, cette couleur qui la répugnait, cette absence de mots pour la décorer. Personne n'avait idée d'à quel point une page de livre sans écrit pour la sublimer était laide. Ce manque, ce vide, Ryan le ressentait dans sa vie de tous les jours. Elle avait sans cesse une sensation de vertige, sans qu'aucun médecin n'ait pu l'expliquer. Ryan s'effondra dans son lit, et alluma la télévision. Elle tomba sur une série dont le personnage principal était un auteur célèbre, qui cherchait de l'inspiration en suivant des enquêtes policières. Ryan éteint la télévision. Tout lui faisait penser, sans aucune pitié, à cette terrible feuille blanche. Elle éteint la lumière et ferma les yeux.

Cette nuit-là, pour la première fois depuis des jours, Ryan rêva. Et d'autre chose que de cette page vide. Elle rêva d'un monde étrange, un monde régit par un roi atroce, un monde digne d'un livre d'heroic fantasy. Et le matin, en se réveillant, Ryan avait peut-être enfin trouvé un sujet. Quelque chose sur lequel écrire. Elle ouvrit son ordinateur, plus confiante que d'habitude. Une fois le document de texte ouvert, elle observa quelques instants la page blanche, sourit, et se mit à écrire.