21 juillet 1969
Cher journal,
Un petit pas pour l’homme, un grand pas pour l’humanité ! Telle sera la parole du jour, le plus beau jour de ma vie, ça c’est sûr !
Il est aux alentours de minuit – oui, dans la famille, c’est une habitude, le dernier moment est souvent le meilleur - lorsqu’on l’amène, la porte et la pose, majestueuse et imposante, presque pile poil à l’endroit qu’ils lui destinaient J’ai craint à plus d’une reprise qu’elle n’arrive jamais, que finalement le collègue de papa ne puisse plus nous l’offrir ou l’offre à quelqu’un de plus fort, de plus beau, de plus pauvre, que sais-je ? Bref, elle est là, à présent, et je m’en réjouis, même s’il ne semble pas si évident que cela de l’installer.
Les propos échangés sont parfois drôles mais prononcés avec un tel sérieux que je me retiens de rire ou ricaner, le ventre serré par l'impatience.
« Un peu plus à droite, je te dis à droite… l’autre droite… »
« Minou, ne viens pas te blesser, ce serait dommage… »
« Mais elle fonctionne à quoi ? À l’électrique ?... »
L’excitation est à son comble, les hommes sont en sueur, les femmes ont leur mine des grands jours, les enfants qui ont pourtant fait la sieste, ont un du mal à tenir leurs yeux ouverts et serrent leur pouce entre leurs lèvres, papy et mamy ont débarqué la veille et se mèlent aux voisins qui se pressent autour du sofa. Des rires, des sons étouffés… quelle chance ! L’instant promet d’être extraordinaire.
Encore un peu de patience. Un moment historique nous attend. Je souris. Mais qu’il est heureux que ce jour arrive enfin !
Le bouton se tourne, la neige envahit ma vision puis des sons, puis des flashs et enfin ! Voilà qu’apparaît un paysage blafard, laiteux, gris et blanc : Eagle s’est posé sur la lune ! Neil Armstrong va sortir ! Ce n’était pas une promesse en l’air, l’homme dans sa combinaison blanche descend l’échelle, mais n’est-ce pas sa voix que j’entends ? Tout le monde retient son souffle, Armstrong parle et posant le pied sur le sol lunaire, sa voix se fait plus claire :
« "That's one small step for (a) man, one giant leap for mankind". »
Grand-père grince des dents :
« N’importe quoi ! On nous ment ! C’est un montage ! Tout est faux »
Grand-mère sifflote :
« Ils sont forts, ces Américains. »
Mon père se met à rire, ma mère à sautiller en chantant :
« Ils l’ont fait … ils l’ont fait ! »
Et pour la première fois de ma petite existence, je vois mon père embrasser ma mère, les voisins se serrer dans les bras, les uns les autres, et les enfants se joindre à cette joyeuse débandade. Il y a même un sourire qui apparaît sur le visage de ma grande sœur, Annie. Plus personne n’est fatigué, plus personne ne s’écoute, tout le monde vit un instant de grâce dont tous se souviendront toujours.
Un homme a posé un pied sur la lune ! Et nous y étions, nous y étions tous, grâce à elle ! La tête me tourne, je suis ivre, je suis bien, je suis heureuse.
Il est un peu plus de quatre heures du matin, à présent, et moi, je la regarde fascinée, plus belle que je ne l’imaginais, plus magique que je ne la rêvais. Elle est enfin arrivée chez moi ! Il aura fallu plus que des suppliques, plus que des bonnes notes et plus que des promesses de me bien tenir pour l’obtenir. Il aura fallu le rêve fou des hommes de poser un pied sur la lune et l’envie irrépressible de partager ce moment avec la terre entière. Peu importe, aujourd’hui, je l’ai, elle est à moi : la télévision est entrée dans mon salon et fort m’est à parier qu’elle y sera encore pour longtemps, me promettant monts et merveilles, une fenêtre vers le monde, une porte vers le rêve.
Demain, dans le village, les petits garçons joueront à être des astronautes, les filles rêveront d’étoiles et d’hommes à serrer dans leurs bras juste avant qu’ils n’embarquent dans leur fusée, destination « l’univers » ! Moi, je me glisserai au salon, je froisserai mes jupes, m’installerai en tailleur face à elle et me laisserai griser. Mon chien s’appellera Rintintin ou Belle, je voyagerai avec le docteur Who et Flipper le dauphin, je frissonnerai avec Robin des Bois, Thierry la Fronde et je chanterai « Bonne nuit, les petits » à mon frère au moment de l’endormir.
Oui, vraiment, mon cher Journal, cette nuit était juste une nuit parfaite.