[Lyson & Marjolaine] La vue et l'ouïe.

Ouïe, nom féminin : Sens permettant de percevoir les sons.

Quand je suis entré dans la pièce, les yeux d'Hélène se sont illuminés. Je culpabilise un peu de ne pas être venu avant. C'est sans doute la dernière fois que je la vois : elle est gravement malade. Elle a réclamé ma présence, alors j'ai accouru. Hélène, c'est ma grande-tante mais aussi ma plus grande complice..

Après m'avoir embrassé et demandé de mes nouvelles, elle a pressé fort ma main dans la sienne, et a signé « Dis-moi ce que ça fait ».

J'ai eu un moment d'hésitation. Que représentait le « ça » ? Puis j'ai compris.

Elle me demande de lui expliquer l'ouïe, alors qu'elle est sourde ! J'entends depuis toujours moi, comment décrire cette sensation ?!

« C'est trop difficile, je n'y arriverai jamais ! »

Elle fronce les sourcils  « Bien sûr que si ! Tu peux bien faire ça pour moi ! »

Je capitule. Comment expliquer.... Je me lance :

«  - L'ouïe... Tu ne me poses pas une question facile. Tout commence par des sons vagues, quand on est encore une toute petite chose in utero. On entend les voix de nos parents, on apprend à les connaître, elles nous rassurent. On réagit à ces sons. On entend bien avant de voir ! Les sons font parti intégrante de notre univers très tôt. Plus on grandit, plus on en découvre. Mots, images et bruits se mêlent. On découvre que chaque chose ou presque peut produire un son... »

Elle m'interrompt et dit du bout des doigts « Ça fait quoi d'entendre de la musique ? »

Je réfléchis. Qu'est-ce que je ressens quand j'écoute de la musique ?

«  C'est comme des sentiments dans l'air, des émotions suspendues. C'est rapide ou lent, doux ou tranchant, c'est contrasté. C'est ça, de l'émotion pure.

Elle hoche la tête. Je me sens médiocre : je n'arrive pas à exprimer l'essence même du son. Heureusement qu'elle fait de son mieux, Hélène.

«  Mais je vais trop vite ! Quand on est petit on apprend à reconnaître son prénom !

Elle signe « Comme les chiens »

Oui si tu veux... Je suis donc officiellement un chien, comme les sept milliards d'être humains sur terre.

« Certains bruits restent éternellement en mémoire, parce qu'ils renvoient à des souvenirs, comme pour une odeur ou un image. Il y a tellement de sons différents que l'on peut percevoir, du plus aigu au plus grave !... Un verre qui se brise,  un bouchon de champagne qu'on fait sauter, le clapotis de l'eau, un main qui s'écrase contre une joue, le micro-onde qui sonne, une porte qui claque, un baiser, le vent, la pluie sur un toit  de tôle, le tonnerre, les rires... »

Je suis à cours d'exemples. Hélène me demande alors : « Lesquels détestes-tu le plus? »

Aucun de me vient à l'esprit.

« Réfléchis ! »

« Je crois que je déteste quand on déchire un mouchoir. Ça me donne des frissons, c'est bizarre.»

Elle me fait signe de cesser, pour ensuite me dire « Et quels sons préfères-tu ? ». Elle ne l'a pas signé, elle l'a vraiment prononcé cette fois, d'une voix rauque et monotone, syllabe après syllabe. Elle parle très rarement Hélène, elle sait que ce n'est pas très agréable pour ses interlocuteurs, alors elle signe.

« Quand on est sous l'eau... On entend des bruits d'eau, aucune voix, on flotte en paix, c'est si calme, si apaisant. »

Elle signe « Je suis fatiguée. Tu continueras demain. »

Je l'embrasse sur la joue. Elle me dit « Je t'aime mon Paul... » Des larmes affleurent aux coins de mes yeux.

« C'est peut-être bien ce son-là que je préfère : une personne à laquelle tu tiens qui te dit je t'aime. »

Elle ferme les yeux.

Vue, n.f : Sens permettant de percevoir des éléments matériels, des couleurs et des formes à l'aide des yeux.

Des photos de visages sans âmes, étalées dans le capharnaüm de ce qui ressemble à un bureau désaffecté. Face, profil, regard vide.
A part le fait qu'ils pourrissent tous dans cette pièce aux meubles défoncés, toutes ces personnes sur ces portraits ont un point commun. Toutes ces personnes ont VU.


Ils ont tous un jour ouvert les yeux, et tout était différent. Jusque là le monde était flou. Voix, odeurs, silhouettes, comme à travers un rideau opaque de brume.

La lumière s'est frayé un chemin à travers la cornée. Elle a traversé la pupille et le cristallin. Ensuite, la mécanique complexe du corps humain a joué son rôle, et ils ont VU.

Un visage aimant penché sur le leur.

Un plafond rongé d'humidité dont la tapisserie se décolle.

Leurs propres pieds qu'ils ont tenté de saisir à l'aide de leurs doigts malhabiles.

Une fenêtre ouverte sur le ciel.

L'obscurité.


Ils ont vécu, découvert, grandit, rit, pleuré. Mais la vue ce n'est pas seulement distinguer quelque chose. La vue c'est aussi associer un objet, une personne à un mot, le mémoriser, apprendre à lire et à écrire. La vue est indissociable de la vie, la vue permet de rêver la nuit.

Ils ont peut-être VU

l'amour dans les yeux d'un autre

un coucher de soleil sur la mer

un lever de soleil sur la montagne

quelqu'un rire

une autre personne dans les bras de l'être aimé

la chair de leur chair pour la première fois

un cercueil descendre en terre

des trajets mille et une fois

un accident

quelqu'un pleurer



Tous on VU des choses différentes, mais le don de la VUE n'est pas leur seul point commun.

Leur dernier point commun, c'est qu'ils se sont tous retrouvé ici, par accident ou en fautant, on ne le sait pas ; et ils contemplent pour l'éternité cette pièce, éparpillés par terre, froids, figures de papier glacé gardant le secret d'une vie derrière leurs iris figés.

Vous pouvez fermer les yeux à présent.