[mae et N3ikka] Que veux-tu faire quand tu seras grand ?

J’aurais dû me douter que je n’allais pas pouvoir me détendre directement en rentrant chez moi, parce que j’avais déjà eu de la chance au collège, alors avoir que des bonnes choses dans une seule journée, c’est trop pour la pauvre malchanceuse que je suis . Donc bref.
J’ouvrais la porte de la maison, et je sentis quelque chose me tomber dessus. Je perdis l’équilibre et me rattrapai bêtement à la poignée de la porte, sauf qu’elle n’était pas immobile bien sûr et s’était clanchée, je me retrouvais donc presque allongée par terre, la main toujours accrochée à cette fichue poignée de porte,  avec un poids tout contre mon torse. Reflets blonds, visage innocent de petite poupée, grands yeux bleus qui me fixaient...
-Jeanne..., soupirai-je.
-Léa, il faut que tu m’aides !, piailla ma petite sœur, assise sur mon ventre.
-Ben, je veux bien. Enfin, d’abord, si tu pouvais te bouger. Ce serait plus utile que je sois debout plutôt que comme ça, couchée par terre, non ?
Elle s’exécuta, puis sauta dans tous les sens, avant de me demander de la suivre dans le salon, où elle s’installa sur le canapé. Je m’assis à côté d’elle, et elle tourna la tête vers moi.
-La maîtresse nous a demandé un truc super compliqué !
Je soupirai derechef. Elle se moquait de moi ?! On s’était bien mis d’accord, quelques années auparavant, pour que je ne l’aide plus pour ses devoirs, car ça finissait toujours en moi qui faisais tout, tandis qu’elle jouait tranquillement, partant même parfois chez la voisine (avec qui elle s’entendait à merveille).
-Tu sais bien ce qu’on avait dit, pourtant, Jeanne...
Elle se blottit contre moi, adoptant cette bouille que tout le monde connaît, mais oui, celle-ci, qu’on prend, enfant, quand on désire un autre bonbon, par exemple, alors que votre père ou votre mère n’est pas d’accord.
-S’il te plaît ! Je te jure que c’est pas pareil. Il faut que je dise ce que je veux faire quand je serais grande, et pourquoi. Mais je sais pas quoi mettre !
-Euh...tu veux faire quoi, déjà, plus tard ? Dis-je, désappointée.
-Ben, j’aimerais bien être maman ! Mais je sais pas comment on a les bébés...tu sais toi ? dit-elle, désormais à quatre pattes sur le canapé, sans me lâcher du regard.
Oh, crotte. Ca déviait déjà.
-Ben, euuuh, y a le papa, il met la petite graîne dans le jardin de la maman, et..., tentai-je au hasard.
-Faudrait savoir, l’autre coup maman disait que c’était la cigogne, et papa les choux ! Et tata, tu sais, tata Sophie, celle qui a eu son bébé, il y a pas longtemps, elle disait que son bébé il était apparu dans son ventre ! Mais Fanny, ma copine, à l’école, bah elle dit que ses parents, ils sont venus la chercher dans un bâtiment où y a tout plein d’enfants qui attendent des parents !
Je décidai de revenir au sujet de départ.
-Ouais, bah, tu comprendras plus tard. Tu veux faire quoi d’autre, sinon, quand tu seras grande ? Ton métier, hein.
-Euh, j’aimerais bien être...maîtresse ! Ou vétérinaire. Parce que c’est rigolo d’apprendre des trucs aux autres, et puis j’aime les animaux !
-Ok. On va dire vétérinaire, alors. Maîtresse, c’est cool, mais sinon, tu vas passer pour une fayote.
-Hein ? Fayote ? C’est quoi ?
Je soupirai encore face à tant de manque de culture. Ok, elle avait sept ans, mais bon, un minimum de savoir ne la tuerait pas !
-C’est quand tu fais plein de trucs gentils, par exemple, à ta maîtresse, juste pour qu’elle t’aime bien et qu’elle soit plus sympa avec toi qu’avec les autres. Tu peux faire pareil aux parents, à ton patron, etc.
-Oh, super ! Je veux faire ça, plus tard !
-Hé non ! Je veux pas d’une lèche-bottes pour sœur !, protestai-je en me laissant aller sur le dossier du canapé.
- Gné ? C’est quoi, lèche-bottes ? Y a des gens qui lèchent les bottes ? Beuah, c’est dégueulasse !
-Oh, tu parles pas comme ça ! On dit dégoûtant !
-Mais, toi tu le dis tout le temps, dégueulasse, quand maman cuisine !
Je me tapai le front de ma main. Quand papa allait-il rentrer ? Selon l’heure de mon portable, que je consultais très régulièrement, j’en avais encore pour une bonne demi-heure.
-Avoue que m’man cuisine pas très bien. Je préfère ce que fait papa, j’argumentais.
-Maman, elle dit que papa il fait que du réchauffé et que ça vaut pas le fait-maison ! D’ailleurs c’est quoi le fait-maison ?
Mon Dieu, mes parents lui apprenaient des trucs et lui expliquaient même pas. Allez, Léa, plus que vingt-huit minutes. Tu vas tenir, tu vas tenir, tu vas tenir. Respire, réponds calmement. Ok ? Tu peux le faire.
-C’est quand tu fais tout toi-même.
-Oh ! Donc maman elle a fait les légumes  qu’elle nous sert tout le temps, toute seule ? Elle est trop forte ! Je veux faire comme elle, plus tard !
-T’as sérieusement envie de faire docteur... ?
Je jouais sur les mots, au final, je n’en pouvais plus de mon rôle de gentille grande sœur attentionnée. J’avais toujours eu du mal avec les plus petits que moi, ce n’était pas ma faute. Et puis, je me retenais déjà de laisser tomber, c’était déjà bien, non ?
-Bah, pourquoi pas ? Comme ça, je soigne les gens, et puis comme je suis docteur j’ai toujours des dents super belles, comme Monsieur Thierret !
Monsieur Thierret était notre dentiste familial. Allez savoir pourquoi, Jeanne l’adorait. Ok, il avait les dents blanches, mais rien d’autre d’intéressant, quoi...
-Ok...Bon, maintenant, tu m’écris tout ça sur une feuille de brouillon...
Je farfouillais dans le tas de paperasse, dans un tiroir de la table basse, et dénichai une feuille format A4 abîmée, mais vierge et entière, ce qui lui serait suffisant, et allais trouver dans ma chambre un stylo bleu, que je lui apportais.
Finalement, je vis avec soulagement mon père rentrer. Cinq minutes plus tard, je l’entendais s’esclaffer.
-Viens voir, Léa, ce que ta sœur a fait !

Quand je serait grande je serait maman meme si je sait toujour pas comment on fais les bébés !
Je serait aussi vétérinaire parce que j’aime les animaus mais je serait pas maîtresse parce que sinon je suis fayote. Je ferait aussi dentiste pour avoir les dens blanche et faire des légumes fais-maison !


Ma soeur était vraiment incorrigible... mais bon, c’est ce qui faisait son charme. Je ris de bon cœur.

___Que veux-tu faire quand tu seras grand ?
___Je ne connais pas une question plus stupide. Comment un enfant de six ans peut-il savoir ce qu’il veut faire ? Et quelle perte de temps que de poser cette question. Tout le monde sait que l’enfant dira pour une fille : « je veux être maîtresse » ou « princesse » et pour les garçons : « je veux être astronaute » ou « pilote de formule 1 ». Rien qu’une perte de temps à écouter des gamins criards alors qu’ils pourraient se taire. J’avais dit ça aussi quand j’étais gamine, je rêvais. Résultat : je tenais la caisse du Géant.
Jusqu’à ce que je rencontre ce petit garçon.
___Ce jour-là, j’étais triste. Le visage dans mes mains, assise sur un banc. Le petit garçon jouait avec son ballon et celui-ci vint buter le banc sur lequel je m’étais assise pour m’apitoyer.
- Madame, pourquoi tu pleures ?
___Je ne lui répondis pas. Je détestais les enfants, je détestais leur parler. Rien que leur voix me donnait des frissons. Mais comme l’enfant ne semblait pas vouloir partir, je lui lançai d’un ton cassant, espérant :
- Parce que mon père est mort.
___Au lieu de le rebuter, je lui avais donné l’occasion de parler. Je me maudissais moi-même.
- Ma grand-mère aussi. Mais je pleure pas… Je pleure plus.
- Parfait, alors laisse-moi, le chassai-je d’un coup de main.
- Tu sais ce que je veux ne pas être plus tard ?
___Je le regardai avec de grands yeux ronds, si grand qu’il rigola en me voyant ma tête d’ahurie. C’était rare de voir un enfant savoir ce qu’il ne voulait pas faire. Ou du moins le dire.
- Je ne veux pas être mort.
___Je ris de bon cœur. L’enfant se replia sur lui-même, blessé.
- Mais tu as le temps avant de mourir, tu sais ? À la place, demande-toi ce que tu veux faire plus tard.
- Je n’aime pas cette question, elle est trop dure.
- Je vais t’aider alors.
___Je ne sais pas ce qui m’a pris de lui proposer ça. Mais étrangement, je me sentais proche de cet enfant qui avait perdu quelqu’un.
- Je ne sais pas moi, qu’est-ce que tu aimes ?
- Jouer aux pokémon ! Oh oui, c’est une super bonne idée ! Je vais devenir un pokémon ! Je veux être euh… Tiplouf, parce que j’aime l’eau !
___Je fis la grimace. Comment pouvait-on être aussi stupide ? Même pour un enfant. Ma sœur disait que je ne devais pas y faire attention, qu’un enfant avait une imagination débordante. Vouloir devenir un pokémon, c’est un peu trop débordant, non ?
- Non, devenir un pokémon, ce n’est pas le meilleur avenir, crois-moi.
- Ah ? Pourquoi Tiplouf il est gentil et tout joli ! Ou alors Pikachu ! Hum… Je sais pas…
- Les petits garçons aiment jouer à la police par exemple. Tu veux être policier ?
- Ouai ! Attention, derrière toi !!
- Quoi ? hurlai-je, en proie à la panique.
Je me retournai et ne vis rien.
- Mais non ! Je jouais au policier ! Y’avais un méchant derrière toi ! Pfff, tu sais pas jouer.
___Je rougis. Un gamin avait réussi à me faire peur. Je savais bien que je ne devais commencer une conversation avec l’un d’eux. Jamais.
- Bon, pas police, je suis nul…
- Et si tu devenais… un zombie… au moins tu ne seras pas mort.
___Je voulais m’amuser un peu et cet enfant s’en donnait à cœur joie. Soudainement, il laissa ses bras tomber vers le sol, sa bouche se tordit dans un étrange rictus et il marcha en titubant et un filet de bave tomba sur le sol. Je grimaçai de dégoût et rigolai en même temps.
- Cerveeeeaaauuux… maugréa-t-il.
___Il y se releva, essuya son menton et déclara :
- Non, ce n’est pas drôle être un zombie… Ça fait mal au dos. Y’a un truc que je sais trop bien faire, tu veux voir ?
___Je levai les épaules, indifférente.
- Écoute… Tu m’écoutes, hein ! Parce qu’il faut bien écouter ! Attention, vous êtes prête ?  Wesh, caille-ra ! Bien ou bien ? Bâtaaaard !
- Non, non, non, n’en dis pas plus ! Ce ne sont pas des mots qu’il faut dire.
- Je sais ! Mais je le fais bien, hein ? Hein, hein !! Dis, je le fais bien ! Dis, dis, dites ! piaillait-il en sautillant autour de moi.
- Stop !! je hurlai pour qu’il cesse de tourner comme cela. Tu me donnes la migraine ! Bon, cessons de jouer. Tu veux faire quoi plus tard ? Réponds et laisse-moi tranquille.
- D’accord… Je veux aider les gens tristes, comme toi !
- Etre psychologue ?
- Nan ! Je veux pas avoir une vieille barbe grise et des lunettes !
- Les psys ne sont pas tous comme ça !
- Si !
- Eh bien, c’est ce métier qu’il faut faire pour aider les gens tristes.
- Tu dis que je suis pas obligé d’avoir la barbe et d’être vieux ?
___Je hochai positivement la tête. Que cela pouvait être bête parfois un enfant.
- D’accord, je veux bien être psychologue. Mais plus tard, hein ! Aujourd’hui, je veux jouer !
Il prit son ballon resté à terre.
- Merci Madame ! T’es gentille et  drôle ! Dans vingt ans, vous pourrez venir vous faire psychologuer pour plus pleurer si tu veux ! Mais pas maintenant, j’ai dit, ma maman m’appelle !
___Ce jour-là, je m’étais prouvé à moi-même que cette question n’était pas si inutile que cela. Et qu’un enfant pouvait faire sécher les larmes pour les transformer en sourire.