Allongé dans l'herbe, le nez chatouillé par un brin, pas la moindre petite brise. La chaleur est terrible, moite, intenable. Rien de mieux à faire que de dormir là, dans la fraicheur relative de l'herbe, d'enfouir son visage entre les pâquerettes et les trèfles jusqu'à toucher du nez la terre noire, jusqu'à inspirer son odeur âcre. Les oiseaux ne chantent plus.
L'air sent l'orage, l'attente de la pluie salvatrice hante mon esprit, le rêve d'une goutte d'eau fraiche sur ma langue trouble mon sommeil. Une mouche vient se poser sur mon oreille. Le chatouillis de ses minuscules pattes m'irrite. Son vrombissement sourd trouble le silence profond. Je la chasse d'un geste.
Mon poil colle, moite, contre ma peau, il est couvert de la poussière qui stagne dans l'air depuis des jours. Mon esprit vagabonde vers les souvenirs d'une matière blanche et cristalline qui couvre le paysage en hiver. J'ai soif mais ma gamelle me semble si loin que je ne cherche même pas à lever une patte pour me redresser. Inerte dans l'herbe, il me semble que mon heure a sonné.
Soudain, une pique froide dans mon pelage puis l'écoulement doux d'un liquide qui s'infiltre entre mes poils jusqu'à ma peau. Une seconde goutte vient se poser sur ma truffe asséchée. Une troisième me glisse le long du cou. Frisson de joie. Les gouttes atteignent les branches des arbres, les feuilles, le sol. Tièdes, tendres. Le doux clapotis me berce.
L'orage éclate comme un miracle. L'eau se met à tomber drue du ciel sur l'herbe, sur mon dos. Elle glisse le long de mon pelage, parcourt mon corps comme mille mains, rafraîchit ma peau brûlante. Elle me rappelle la caresse de ma mère quand j'étais chaton, la langue rêche d'une femelle. La pluie lave mon pelage de toute poussière, m'englobe dans un cocon de coton, la fraicheur soulage, la terre prend une odeur brute et riche d'humus et d'automne.
Sans que je ne le remarque immédiatement, une autre odeur s'insinue entre celle de la pluie et de la pelouse humide. Une odeur sensuelle, féline, féminine. Doucement, sans un geste, j'ouvre les yeux. A quelques mètres se trouve une chatte que je ne connais pas. Elle se tient sur ses gardes, tendue sur ses quatre pattes. La pluie bat son flan, coule le long de sa silhouette, souligne la ligne de son cou. Elle attend visiblement de me savoir ami ou ennemi. Elle a la robe écaille-de-tortue comme bien d'autres félins mais son port altier, son marquage sont extraordinaires. Doucement, je me tourne sur le flan. Elle m'observe, immobile.
La pluie autour de nous fait un vacarme improbable. L'eau continue à glisser sur nos corps, le ciel en colère est d'un gris monstrueux. Nous nous regardons. Empli d'un je ne sais quoi entre respect et crainte, je me redresse et pose mes fesses sur l'herbe trempée. Sa queue ondule entre les gouttes comme une danseuse orientale. J'observe son visage presque entièrement noir d'où ses yeux verts semblent jaillir d'une contrée lointaine. Ses pupilles ne sont que deux fines fentes, ses moustaches tremblent sous l'assaut des gouttes. Lentement, elle laisse son arrière-train choir et s'assoit comme un miroir de moi-même. Je n'ose esquisser un geste, j'attends, je savoure sa vue, l'eau fraiche sur mon pelage. De longues minutes, elle reste ainsi à m'observer, comme à me jauger. Elle n'émet aucun son, ne tente aucun geste ; elle reste là, mystérieuse sous la pluie, arrivée de nulle part.
Puis, soudain, elle se lève, sans hâte, s'avance vers moi d'une démarche élégante. Elle forme un cercle en marchant autour de moi, ses pattes blanches foulent l'herbe sans laisser de trace. Son odeur devient entêtante et couvre celle de la nature, celle de l'orage, celle de la pluie. Elle vient se coller à moi, se met ronronner, à se frotter contre mon dos. Elle effleure mon cou de sa tête, y cache son visage, emmêle nos pelages mouillés. Elle s'appuie de tout son poids contre moi, son corps tiède contre mon corps tiède. Avec une douceur infinie, elle penche sa tête vers mon crâne, me regarde quelques infimes secondes dans les yeux, puis se met à me lécher entre les oreilles comme une mère le fait à son chaton. La caresse est aussi légère que la pluie, l'orage gronde au loin, je ne peux m'empêcher de me tendre vers elle, de quémander encore la tendresse de sa présence. Elle s'arrête, nous nous regardons, sa truffe n'est plus qu'à quelques centimètres de la mienne. Pour la première fois, j'ose ouvrir la gueule. Je demande :
« Comment t'appelles-tu ?
_ Pluie, je m'appelle Pluie. »