[Krupsa et Mad] Un garçon dans un univers de filles

« Le voilà enfin, il commence bien sa journée celui-là » , se dit Véronique, après de longues minutes d'attente dans le parking, plissant involontairement les lèvres, signe de contrariété habituel chez cette cinquantenaire. Décidément, l'arrivée du jeune homme dans son service n'était pas pour lui plaire.
Si sa longue expérience dans le domaine lui avait appris quelque chose, c'était bien ça : le métier qu'elle et ses collègues exerçaient était typiquement féminin. Même avec la meilleure volonté du monde, jamais un homme ne pourrait être à la hauteur. Seule une femme pouvait comprendre, c'était évident.
Mais la RH avait tranché (sans prendre son avis en compte, encore une fois... ) et décidé de donner sa chance au jeune homme. Le voici donc qui arrivait. En retard pour son premier jour. Et beau comme un dieu. Les filles allaient forcément craquer devant ce métis aux yeux bleus.
Il se dirigea vers elle, d'un pas confiant, le sourire aux lèvres.
- Nicolas Dumont, enchanté ! se présenta-t-il en tendant sa main. Vous devez être Mme Pothier ?
- C'est bien ça, répondit-elle en s'efforçant de paraître aimable. Soyez le bienvenu dans le service de maternité, M. Dumont.
- Tout le plaisir est pour moi ! Et je vous prie de m'excuser pour le léger retard, ma voiture refusait de démarrer.
- Pas de souci. Si vous voulez bien me suivre, je vais vous présenter les lieux et l'équipe de sages-femmes.

Précédé de celle qui allait être sa supérieure pour une durée qu'il espérait la plus longue possible, Nicolas pénétra donc dans l'hôpital. Ce n'était pas la première fois qu'il mettait les pieds dans l'immense édifice, datant de la fin du 18ème siècle et auquel avaient été annexés des bâtiments plus modernes au fil du temps. Il y avait déjà rencontré une responsable des ressources humaines ainsi que le chef de service de maternité.
Le jeune homme se souvenait à quel point il avait été impressionné par ces lieux imposants. Sans doute était-ce dû au stress des entretiens d'embauche. Aujourd'hui, il les percevait d'une manière complètement différente, comme s'il était en terrain conquis.
Ce qui ne semblait pourtant pas être le cas, étant donné le sourire crispé avec lequel Mme Pothier l'avait accueilli. On l'avait prévenu que certaines sages-femmes de sa génération pourraient voir son arrivée d'un mauvais œil. Ou peut-être était-elle juste un peu timide ?
Au fil des couloirs, tous deux croisèrent les regards de ce microcosme qu'était l'hôpital : cette mère de famille qui faisait les cent pas en attendant que son fils grippé soit pris en charge ; ce fils venu rendre visite à son père dans l'espoir de renouer avec lui ; cette fillette qui s’apprêtait à rencontrer son petit frère dont elle ne voulait pas.
La plupart de ces regards ne duraient même pas une seconde. Ceux du personnel, en revanche, étaient plus insistants, détaillant avec minutie ce nouveau venu dans leur univers. Et par-dessus tout intrigués de le voir accompagner la sage-femme, connaissant son côté traditionaliste.
L'un d'eux, bedonnant et portant une courte barbe, se dirigea d'un air avenant vers le couple insolite :
- Bienvenue ! On s'est déjà rencontrés : Pierre Latour, en charge de ce magnifique service ! Vous vous souvenez de moi, j'espère ?
- Oui bien sûr, Dr. Latour. Ravi de vous revoir !
- Ttt... Pas de ça entre nous, tu fais partie de la maison, maintenant : appelle-moi Pierre ! objecta l'obstétricien, souhaitant se montrer le plus sympathique possible face à ce jeune homme qui avait surement échoué à son concours de médecine. Bon, je te laisse entre les mains expertes de cette chère Véronique ! lança-t-il en sortant fumer avant son prochain accouchement. Encore bienvenue !
- Bien, poursuivit Véronique, voici donc le service de maternité, comme vous aurez pu le deviner. La salle de pause se trouve de ce côté. Vos futures collègues doivent vous y attendre.
Tous deux entrèrent dans une petite salle au milieu de laquelle trônait une table en formica. Autour de cette table, quatre femmes, d'âges différents, occupées à faire des prévisions sur leur nouveau collègue autour d'un café. Elles s'arrêtèrent immédiatement en le voyant, comme prises sur le fait. Le regard de Nicolas se porta directement sur la plus jeune d'entre elles, qui le dévisageait fixement. Celle-ci avait en effet reconnu le garçon du collège Saint-Exupéry dont elle était secrètement amoureuse.
- Alors Nicolas, on est devenu sage-femme pour draguer les belles minettes ? le taquina-t-elle pour masquer cette réminiscence de sentiment qui remontait en elle.
- Lucie ? Lucie Chaumont, c'est bien toi ? Ça alors, si je m'attendais ! s'exclama-t-il en se dirigeant vers elle pour s'enlacer. Le monde est petit quand même ! Comment tu vas ?
- Eh bien écoute, ça va ! répondit la jeune femme, avant de se rendre compte qu'elle monopolisait son attention et d'informer ses collègues. Nicolas et moi sommes d'anciens camarades de classe, c'est dingue, non ?
- Dis donc, tu nous en fais des cachoteries, ma petite Lulu ! Et vous vous connaissiez bien ? plaisanta une rousse aux cheveux courts, d'une trentaine d'année, en lui jetant un clin d’œil.
- Roh mais non ! répliqua-t-elle en s'empourprant légèrement. Bon, Nicolas, je te présente Aurélie. En face, continua-t-elle en désignant une femme forte d'origine maghrébine, c'est Aïssa. Et à côté, tu as Corinne.
La quadragénaire aux longs cheveux bruns se leva pour saluer le jeune homme :
- Et alors, comment tu veux qu'on t'appelle ? Sage-homme ?
- Ce n'est pas à vous que j'apprendrai qu'il y a plusieurs désignations pour les hommes qui exercent ce métier : accoucheur, maïeuticien ou parturologue. Personnellement, je préfère celle de sage-femme, histoire de ne pas trop me différencier de vous.
- Oui, poursuivit Aïssa, et le terme de sage-femme signifie « expert auprès des femmes ». Il s'applique donc aussi bien aux hommes qu'aux femmes.
- Va pour sage-femme alors, conclut Lucie. Et qu'est-ce qui t'a poussé à le devenir ?
- Oh, eh bien... commença à répondre Nicolas.
- Bon, trêve de bavardage, l'interrompit Véronique. Il est temps de voir si vous êtes si « expert » que ça. Une jeune femme en travail vient d'arriver : l'occasion pour vous de faire vos preuves !
Ah ! Allons-y alors !

Plusieurs heures après, l'équipe au complet vint le rejoindre en salle d'accouchement. Elles trouvèrent le jeune homme tenant dans ses bras un petit être tout fripé, qu'il s’apprêtait à remettre à sa mère.
- Lucie, tu m'as demandé tout à l'heure pourquoi j'ai voulu devenir sage-femme. Voilà pourquoi.